La fraude mystique, une conception appauvrie du surnaturel ?
Libre lecture des "Impostures mystiques" de Joachim Bouflet
La fraude mystique est un grave danger contre lequel les Évangiles, à plusieurs occasions, mettent en garde les fidèles. Chaque époque a connu ses faux prophètes, plus ou moins habiles, et l’Église a toujours cherché à élaborer en réaction des critères de discernement pour éclairer clercs et protéger les fidèles. Le récent ouvrage de Joachim Bouflet sur les Impostures mystiques, publié par les éditions du Cerf, est l’occasion de nourrir une réflexion sur cet enjeu majeur.
En 1978, la Congrégation pour la doctrine de la foi édictait un document confidentiel à destination des autorités ecclésiastiques pour les aider à discerner en matière d’apparitions et de révélations1. Dès 1974, les Pères de la Congrégation avaient en effet relevé deux nouveaux dangers qui rendaient nécessaire une vigilance accrue en la matière. L’essor des « médias de masse » d’une part, qui permettaient une plus grande publicité de révélations et d’apparitions supposées ; et d’autre part une plus grande difficulté à discerner de la véracité des faits surnaturels au sein de la « mentalité contemporaine ».
Le document rappelait succinctement quelques points de discernement : erreurs ou vérités doctrinales, « recherche de lucre » ou dévotion honnête, « actes immoraux » ou « fruits spirituels abondants et constants », équilibre ou maladies psychiques… Le sujet, loin d’être épuisé, faisait échos à toute une littérature sur le sujet. Pour la France, on peut par exemple penser aux travaux de grande qualité des Études carmélitaines2, du professeur Jean Lhermitte3 ou encore du père Joseph de Tonquédec s.j.4
La crédulité, antithèse d’une foi authentique
Ce dernier, théologien et exorciste de la Province de Paris pendant près de quarante ans, mettait déjà en garde ses contemporains contre « la crédulité naïve, le goût intempérant du merveilleux, l’inculture, l’intempérance, la hâte à conclure, le manque d’esprit critique ». Son ami, le neurologue et fervent catholique Jean Lhermitte n’était pas en reste, observant que « le terme de mystique » était employé « sans grand discernement » par ses contemporains. Les nombreux scandales qui ont entaché l’Église depuis les années 1970, notamment dans les communautés nouvelles où l’Esprit saint étaient censé intervenir quotidiennement, peuvent laisser penser que ce manque de discernement ne concerne pas seulement les fidèles d’après-guerre.
Mais c’est tout le mérite de l’ouvrage de l’historien Joachim Bouflet5 que de nous rappeler que ces scandales, désarçonnant, ne datent pas du XXe siècle et que l’Église a connu des cas de fraudes plus ou moins retentissants à travers toute son histoire, chez des clercs comme chez des laïcs, et contre lesquels, d’ailleurs, des saints se sont régulièrement levés. L’historien cite par exemple un épisode méconnu de la vie Marie de l’Incarnation et de François de Sales à propos de la « mystique » Nicole Tavernier.
Dans son ouvrage, l’auteur distingue habilement la fraude (intentionnelle) de la simulation (inconsciente ou pathologique) pour se concentrer sur la première et rappeler que « de nos jours », les cas de fraude mystique sont presque systématiquement associés à « une déviation doctrinale et une dérive sectaire ». L’historien étudie avec finesse une vingtaine de cas contemporains (dont ceux de Maria Valtorta6 et de la voyante Vicka Ivanković de Medjugorje) et dégage plusieurs constantes : « tous les fraudeurs mystiques sont des menteurs », pratiquent aisément « le plagiat », désobéissent aux autorités ecclésiastiques qu’elles calomnient et « falsifient les phénomènes extraordinaires ».
Fraudeurs ou martyrs de la comédie sociale ?
En cela, les fraudeurs mystiques viennent finalement offrir à leurs contemporains ce qu’ils recherchent, quand ils se concentrent sur les manifestations extraordinaires au détriment des miracles ordinaires du cœur. Pour paraphraser une formule du psychanalyste Roland Gori7, l’imposteur mystique apparait en effet comme « un martyr de la comédie sociale » dans laquelle il vit et finit par prospérer. « De nos jours, la religion n’est plus pour une grande part, qu’hypocrisie, et l’on fait une réputation de sainteté à qui ne heurte point les préjugés du monde », déplorait déjà la grande Héloïse.
Les imposteurs mystiques jouent très habilement sur la volonté inconsciente des croyants de voir surgir l’invisible sous leurs yeux, que ce soit pour se convaincre eux-mêmes, confondre les incroyants ou ne pas céder au désenchantement d’une culture sécularisé. Qu’un mammifère ait pu se lever sur ses deux pattes pour établir des équations mathématiques et peindre les fresques de Fra Angelico ne leur suffit pas. Il leur faut encore des larmes de sang et des apparitions hebdomadaires pour se convaincre que les évangiles sont vrais et qu’une vie vertueuse vaut d’être vécue.
A ce titre, l’exacerbation du conflit entre une épistémologie religieuse et une épistémologie matérialiste peut pousser des croyants à se réfugier dans « l’extraordinaire » et finalement se laisser abuser par des imposteurs. C’est le même phénomène qui, dans un autre domaine, a pu expliquer le succès aberrant de Gabriel Jogand-Pagès (dit Léo Taxil). Cet imposteur anticlérical est parvenu, après une conversion simulée en 1885, à faire croire (entre autres énormités) à l’intelligentsia catholique que « le chef de la maçonnerie mondiale » avait rendez-vous « tous les vendredis à quinze heures » avec le diable en personne. Il révèlera lui-même la supercherie quelques années plus tard, après avoir vendu des dizaines de milliers d’ouvrages antimaçonniques sous divers pseudonymes.
Finalement, quelle différence avec cette abbesse du XVIIe siècle (Francesca Fabroni), que cite Joachim Bouflet, et qui conquit une partie de l’aristocratie européenne en prétendant communiquer avec l’au-delà, lire dans les consciences, bénéficier des stigmates et de l’inédie, et même être « rendue impeccable par Dieu à l’instar de la Vierge Marie » ? Une seule, peut-être : l’abbesse ne reconnaître jamais ses torts, malgré les réfutations de l’Inquisition qui fit exhumer, brûler et disperser ses ossements en 1689.
Au contraire, les saints authentiques font toujours preuve « d’une obéissance pleine d’amour pour l’autorité légitime de l’Église », d’une humilité simple et véritable, « d’un sens profond de la vérité et de la justice » et traversent souvent des périodes de sécheresse douloureuses, rappelle Joachim Bouflet. Ce qui leur vaut rarement le succès, la gloire ou le pouvoir recherchés immodérément par les imposteurs. A ce titre, la question des « fruits bénéfiques » est très souvent galvaudée par les dévots des faux mystiques lorsqu’ils se font les tatillons comptables de grâces et de conversions supposées. Joachim Bouflet cite à ce propos le théologien André Duval :
Les extases, visions et révélations ne sont point un argument certain de la demeure ou assistance de Dieu en une âme. Combien en a-t-on vu qui ont été trompés avec ces sortes de visions ! Quoi qu’elles aient été cause de la conversion, ou même du salut de quelques âmes, c’est un stratagème du malin esprit, qui est content de perdre un peu pour gagner beaucoup.8
Une mauvaise articulation entre la nature et la grâce ?
Mais est-il au fond si évident de discerner l’œuvre de Dieu, ou son caractère illusoire (voir diabolique) à travers phénomène mystiques et surnaturel ? Henri de Lubac relevait que le terme même surnaturel recelait une « dualité de sens » qui peut prêter à confusion : celui de « transcendance » et celui de « merveilleux, d’extraordinaire ». « D’une part, sens cosmologique et ontologique, désignant des objets transcendants, d’autre part, sens modal et miraculeux, désignant certains effets et certaines opérations. »9
On oublie trop souvent que c’est d’abord la transcendance qui doit primer, quand bien même cette « marque de Dieu sur nous » est « une « image », une « empreinte », un « sceau » et que « nous ne la fabriquons pas, nous ne l’empruntons pas au-dehors : elle est en nous, en nous si misérables ; elle est nous-mêmes. Antérieure à toute opération intellectuelle ou volontaire, notre initiative n’y est pour rien. »10
L’imposture mystique se situe peut-être ici, dans cette volonté de prétendre être à l’initiative de l’intervention de Dieu et dans ce désir de nous prévaloir de ses propres mérites, plutôt que de nous laisser humblement transformer par Lui. Le fraudeur viole finalement la liberté humaine, en cherchant à éblouir « les yeux de la foi »11 par des supercheries spectaculaires, et il appauvrit la juste articulation de la nature et de la grâce en insistant toujours sur des faits tangibles et supposément extraordinaires au détriment de l’invisible et patiente action de Dieu dans les âmes.
Yrieix Denis
Cardinal Franjo Seper, Préfet & Jérôme Hamer, o.p., Normes procédurales pour le discernement des apparitions et révélations présumées, 25 février 1978
Voir par exemple le numéro de 1937, Foi et mystiques humaines
Voir par exemple Mystique et faux mystiques, Bloud & Gay, 1952
Voir par exemple Merveilleux métapsychique et miracle chrétien, Lethielleux, 1955
Joachim Bouflet, Impostures mystiques, Le Cerf, 2023
A propos de Maria Valtorta, on se reportera aussi avec grand profit aux précieux travaux de don Guillaume Chevallier, disponibles sur le site de la Communauté Saint-Martin.
Roland Gori, La fabrique des imposteurs, Les Liens qui Libèrent, 2013
André Duval, Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, Paris, 1621
Voir Henri de Lubac, Surnaturel. Études historiques, 1946. Brigitte Cholvy consacrait à ce titre, en 2016, une étude passionnante du surnaturel chez Lubac (Le surnaturel incarné dans la création, Le Cerf).
Henri de Lubac, Sur les chemins de Dieu, à propos du surnaturel, 1956
On reconnaîtra la formule de Pierre Rousselot, tiré d’un ouvrage éponyme de 1910